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Sans labeur, pas de valeur ? Le nouveau dilemme moral des créatifs face à l’IA

Ces dernières années ont vu l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle (IA) générative, une branche de l’IA capable de produire du contenu original de manière autonome. Des modèles comme GPT-3 pour le texte, DALL-E 2 pour les images ou GitHub Copilot pour le code informatique sont capables de générer des résultats bluffants en seulement quelques secondes.

Cette facilité et cette instantanéité offertes par l’IA générative soulèvent cependant des questions éthiques profondes. En effet, l’efficacité redoutable de ces technologies entre en confrontation avec des notions morales ancrées de longue date dans notre civilisation, comme la valorisation de l’effort et du travail acharné.

La valeur de la souffrance dans la culture judéo-chrétienne

La valorisation de la souffrance et de l’effort trouve ses racines dans la tradition judéo-chrétienne. Dans la Bible, la souffrance est perçue comme une conséquence du péché originel mais aussi comme un moyen de racheter ses fautes et de se rapprocher de Dieu.

Des passages tels que “À la sueur de ton visage, tu mangeras du pain” (Genèse 3:19) illustrent la valeur accordée au dur labeur comme vertu. L’Ecclésiaste déclare que “Rien ne vaut pour l’homme que de manger et de boire et de trouver satisfaction dans tout son labeur.” (Ecclesiaste 2:24).

Cette éthique religieuse a profondément influencé la morale occidentale. Le travail est vu comme un devoir, la sueur du front comme le signe d’une vie droite et morale. La création artistique doit passer par un long apprentissage, fait d’efforts et de recommencements, avant d’accéder à la maîtrise. La souffrance et le labeur confèrent de la valeur au résultat final.

Ces notions sont encore très ancrées dans nos sociétés modernes, notamment dans le cadre du capitalisme et de l’éthique protestante du travail. La valeur accordée à l’effort, à la discipline et au mérite par le travail reste centrale. Le chômeur est souvent perçu comme un poids pour la société plutôt que comme une personne en souffrance, et le présentéisme est toujours d’actualité dans de nombreuses entreprises, notamment en France.

Les nouvelles technologies, en facilitant la production, peuvent être perçues comme une menace pour ce système de valeurs.

L’IA générative et la dévalorisation de l’effort

Les progrès de l’IA viennent pourtant bousculer ce paradigme. Des modèles comme DALL-E 2 permettent à quiconque de générer des images réalistes en tapant simplement une phrase. GPT-3 peut écrire des textes, des slogans publicitaires, voire des scénarios ou des articles de presse de qualité professionnelle.

En 2021, le groupe Anthropic a ainsi utilisé Claude, un modèle d’IA conversationnelle, pour rédiger une tribune soulignant les bienfaits de l’IA. Plus récemment, l’artiste Scott Eaton a utilisé Midjourney pour créer des esquisses anatomiques élaborées en seulement quelques minutes.

Ce qui nécessitait des années de pratique pour les graphistes, rédacteurs, ou même développeurs informatiques, peut maintenant être accompli en un clic par des novices. La valeur symbolique de l’effort semble s’éroder au profit de la pure efficacité.

Cette évolution rapide inquiète de nombreux acteurs de la société. Des associations d’artistes craignent une dévalorisation de leurs métiers face à des outils qui permettent une créativité sans effort apparent. Des penseurs tels que Jaron Lanier mettent en garde contre une société où la valeur humaine serait uniquement fondée sur l’efficacité et la productivité.

Plus largement, cette facilité offerte par l’IA interroge notre rapport au travail et à l’effort. Doit-on continuer à valoriser la difficulté en soi, ou accepter que le progrès technique simplifie certaines tâches ? Nos repères éthiques, fondés sur la peine et le labeur, sont mis à l’épreuve.

 

Créateurs face à l’IA : entre peur et adaptation

Chez les professionnels, cette évolution suscite des réactions partagées. Certains la voient comme un outil pratique augmentant leur productivité. Mais beaucoup éprouvent un malaise profond face à une technologie qui produit en quelques secondes ce qui leur a pris des années d’apprentissage et de pratique.

 

Cela génère de la colère, de la frustration, et parfois le sentiment d’une dévalorisation de compétences ardûment acquises. Le statut d’expert ou d’artiste reconnu pour son travail est mis en doute par l’arrivée d’outils largement accessibles.

Mais cette colère masque souvent un phénomène plus profond : l’autocensure. Comme l’écrivait le philosophe Paul Valéry à propos de l’invention de la photographie, “jamais l’invention d’aucun art n’a provoqué tant de mauvaise humeur et n’a été accueillie par tant de mépris”, car elle “dispensait de beaucoup d’ennuis la patience et le savoir-faire”.

L’IA générative abaisse des barrières psychologiques et ouvre la voie à une créativité plus libre. Or, la tradition judéo-chrétienne associe souvent la créativité à la transgression. Se libérer des contraintes de l’effort entraîne une culpabilité. D’où la colère envers l’IA, perçue comme un raccourci vers une créativité aisée et immorale.

Les nouvelles règles du jeu créatif

Des intellectuels et philosophes alertent sur les possibles dérives éthiques de l’IA générative, craignant qu’elle n’affaiblisse la notion d’effort et de persévérance, piliers de la valeur créative.

L’IA risque d’engendrer une société de gratification instantanée, où l’on se contente de résultats obtenus sans l’investissement nécessaire de temps et d’énergie. Cet état de fait pourrait nuire à nos valeurs collectives et à notre perception du travail.

Toutefois, l’IA générative pourrait aussi être vue comme une chance de redéfinir notre conception du travail créatif. Loin de rendre l’homme obsolète, elle pourrait le délester de tâches répétitives et lui permettre de se consacrer à des initiatives plus audacieuses et gratifiantes.

Ainsi, l’IA s’imposerait comme un instrument au service de la créativité, facilitant l’exploration rapide de nouvelles avenues, avant un affinement soigneux. Le créatif conserverait la maîtrise du processus et la gratification du travail bien fait.

Selon le philosophe Luc Ferry, “L’IA est l’opportunité de réévaluer notre rapport au travail, à l’effort et à la création.” Il prône une réflexion sur la valeur attribuée au travail, plutôt qu’une diabolisation des avancées technologiques.

Vers un nouveau paradigme éthique

Pour allier progrès technologique et principes moraux, une évolution du paradigme éthique est de mise. Il s’agit de transcender la dichotomie réductrice entre les vertus de l’effort et les pièges de la facilité pour les harmoniser.

Dans ce contexte, l’éthique du travail créatif à l’ère de l’IA pourrait exalter la curiosité et l’imagination aussi bien que la patience et l’expertise. L’IA deviendrait un catalyseur pour esquisser rapidement des idées novatrices à peaufiner méticuleusement, le créateur préservant son influence sur le parcours créatif.

Comme l’a conceptualisé Hannah Arendt dans “La Condition de l’homme moderne”, “seule l’intelligence humaine peut produire une création réfléchie et consciente. Les machines restent des instruments, et l’humain conserve un rôle prépondérant.” Cette vision fournit un contrepoids aux perturbations actuelles.

Arendt différencie aussi l’animal laborans, agissant de manière automatique, de l’humain capable de pensée et de création délibérées. L’IA nous incite à évoluer de la première condition vers la seconde, en affranchissant l’esprit humain du répétitif pour aspirer à une création authentique.

Face à l’avènement de l’IA générative, notre société se confronte à des enjeux sans précédent. Comment exploiter au mieux ces outils performants sans compromettre notre éthique ? La clé résiderait dans un dialogue ouvert, en quête d’un équilibre entre innovation technologique et valeurs morales. En rejetant tant l’enthousiasme technologique aveugle que l’opposition rétrograde, nous pourrions aborder avec confiance cette ère nouvelle, où l’intelligence artificielle se révèle être un allié dans le processus créatif.